PAR Hamidou Anne
Des Sénégalais ont exhumé un corps, l’ont brûlé et ont chanté et dansé autour du bûcher. Les images sont insoutenables, et je pense avoir rarement vu quelque chose d’aussi affreux. Sous prétexte que le défunt serait un homosexuel, des badauds se sont érigés en policiers de la vertu pour décider de qui a droit à être inhumé ou pas dans un cimetière qui relève, pour rappel, de la commune. Les mots du procureur de Kaolack sont justes : cet acte relève de la «barbarie» pure et simple. L’ouverture d’une information judiciaire est salutaire pour traquer les auteurs et leurs complices présumés et les présenter devant un juge. En 2023, au Sénégal, pays de grands intellectuels, d’artistes, de juristes, cet acte d’une telle cruauté, qui rappelle les heures sombres du Moyen-âge, vient d’être commis par des gens qui, conscients qu’il ne leur arrivera rien, ont filmé leur sinistre forfait. La Justice sénégalaise est souvent décriée, de manière fondée ou infondée, mais elle sera à nouveau attendue sur cette affaire pour laquelle elle devra aller au bout, au risque de saper encore sa crédibilité et de donner prime aux agissements les plus barbares.
Cheikh Fall était un homme. Il avait un prénom, un nom et une famille. Il a une mère dont je n’ose imaginer la souffrance. Il n’était pas qu’une orientation sexuelle présumée comme le relaient les médias, profanant la mémoire d’un disparu qu’on ne peut soustraire de l’immensité de la miséricorde divine. Comment de simples pécheurs peuvent-ils s’arroger un droit sans limite sur des hommes, pécheurs comme eux ? Ces gens n’ont pas beaucoup lu les Ecritures saintes pour profaner le corps d’un homme à peine retourné auprès de Son Créateur. «Certes, Nous avons honoré les fils d’Adam. Nous les avons transportés sur terre et sur mer, leur avons attribué de bonnes choses comme nourriture, et Nous les avons nettement préférés à plusieurs de Nos créatures.» (17 :70).
Je dois confesser que si l’acte de Léona Niassène me choque, il ne me surprend en rien. Depuis des décennies, une lame de fond obscurantiste parcourt notre pays dans l’indifférence générale, notamment celle de l’Etat du Sénégal qui ne fait rien pour préserver et raffermir la laïcité républicaine face à ses adversaires qui pullulent dans tous les segments de la société. L’Etat ne prend aucune mesure radicale pour lutter contre deux grands fléaux qui menacent notre vivre-ensemble : le populisme et l’islamisme.
Des officines dangereuses comme Jamra et And Samm Jikko Yi ont à plusieurs reprises attaqué les libertés fondamentales et menacé la dignité de citoyens, intellectuels, artistes sans que l’Etat ne les arrête. Ces mouvements intégristes et leurs alliés, adversaires irréductibles de la laïcité, ont fait reculer le gouvernement lors du référendum de 2016, qui voulait inclure la laïcité dans les clauses d’éternité. Face à la pression des islamistes, l’Exécutif a malheureusement reculé. Or, à chaque pas de recul des démocrates et des républicains soucieux de la liberté, le camp obscurantiste avance et grignote sur nos libertés. Ces officines ont fécondé des jeunes biberonnés à l’islamisme qui eux aussi, dans un récent communiqué rendu public, souhaitent régir le port vestimentaire des étudiantes à l’université de Saint-Louis. Quelle a été la réaction du Rectorat et du ministère vis-à-vis de cette nouvelle police autoproclamée des mœurs ? Il n’y en a eu aucune à ma connaissance.
L’horreur à Léona Niassène n’est pas un acte isolé, il est le prolongement d’une culture d’intolérance et du désordre et d’un sentiment de puissance des lobbies intégristes face à la mollesse de l’Etat du Sénégal sur des questions relevant de la liberté de conscience et de la laïcité. Elle a un soubassement profond qu’on retrouve dans des actes graves ces dernières années, qui renseignent non seulement sur le délitement social, mais aussi sur l’indifférence de l’Etat et la force émergente du mouvement conservateur sénégalais.
Elle dit aussi quelque chose de la lâcheté des élites qui ne défendent plus des questions principielles, si ce n’est en matière électorale. La Gauche est divisée et un pan chez elle a rallié les intégristes et les obscurantismes, pourtant nos plus vieux et nos plus virulents adversaires.
Les universitaires préfèrent discourir sur «l’élection inclusive» et les péripéties des politiciens avec la Direction générale des élections plutôt que défendre les droits des simples citoyens qui eux, n’ont ni parti ni agenda politique.
Les organisations politiques et les intellectuels se taisent, voire soutiennent, quand Jamra et And Samm Jikko Yi tentent depuis une décennie de régir le Code pénal sénégalais et d’imposer de manière mensongère l’existence d’un agenda Lgbt au cœur de l’appareil d’Etat.
Des coalitions dont Yewwi askan wi, ont signé à la veille des Législatives de 2022, un mémorandum qui remet en question la nature laïque de l’Etat du Sénégal. Des députés fanatiques ont agressé leur collègue au sein de l’Hémicycle, au motif qu’elle aurait été discourtoise avec leur guide religieux. Ils ont été soutenus par leurs collègues parlementaires, notamment de gauche.
Des étudiants avec leurs complices ont brûlé des parties de l’université de Dakar et dansé autour des flammes. Les universitaires, journalistes et intellectuels, qui rivalisent pourtant de pétitions et de tribunes sur la matière électorale, se sont tus, donnant ainsi implicitement carte blanche à cette horreur. Amnesty Sénégal, la Raddho, etc. ont réagi à l’horreur de Léona Niassène. Eux, avec leurs alliés, si prompts à dénoncer la «dictature» au Sénégal, ont eu des accointances complaisantes avec des populistes et des islamistes des dernières années. Au fond, outre des communiqués pour faire bonne figure, il ne faut rien attendre de ces hémiplégiques de la pensée, adeptes de la loterie politicienne plutôt que de la défense du simple exercice d’humanité. Ils ont depuis longtemps sacrifié les principes et les causes humanistes au profit de l’agitation permanente et de la petite politique et vivent ainsi sur une rente.
Mais sur le drame de Léona Niassène, la responsabilité incombe pleinement à l’ÉEtat du Sénégal, qui a violé sa promesse de défendre la laïcité, la liberté et le vivre-ensemble. Depuis 25 ans, les gouvernements ont fait le choix politique du rattrapage infrastructurel. Les routes et autres échangeurs sont certes nécessaires, mais la paix civile, la conscience républicaine et l’exercice d’une citoyenneté civique qu’on acquiert par l’école leur sont supérieurs. Et ce sont des valeurs abstraites qui seules peuvent préserver notre société face aux agressions fanatiques et aux menaces islamistes et populistes.
L’Etat du Sénégal a choisi l’irresponsabilité en faisant le choix de ne pas élever la conscience de ses citoyens et de ne pas encourager leur montée en humanité.
On a brûlé un homme mort. On a brûlé sa maison. On a harcelé sa famille en violation des lois de la République et au mépris de toute humanité.
C’est avec tristesse et gravité que je me résous à porter ce jugement sur mon pays.
Le monde entier doit savoir que dans mon pays, le Sénégal, qui se dit modèle démocratique et social, on brûle vif des cadavres devant une foule excitée.
Dans mon pays, le Sénégal, on refuse même aux morts le repos de leur âme.
Dans mon pays, au Sénégal, quand on brûle une université, les intellectuels et les universitaires se taisent, mais quand on juge un homme politique, se remarque une inflation de tribunes et de pétitions.
Ils ont brûlé des livres, nous n’avons rien dit ou si peu. Ils ont brûlé un cadavre. Si nous ne faisons rien, demain ils brûleront vifs des gens dont ils ne partagent pas les idées.
Dans mon pays, le Sénégal, l’humanité a disparu.